Aurora est déjà installée à Genève lorsqu’elle élabore un itinéraire genevois destiné à des connaissances, des amies de la famille Salazar venues de Gérone pour un bref séjour. Aurora n’y souligne pas seulement les bâtiments mais aussi les arbres et toutes les petites bêtes dont la ville foisonne. Au passage, elle y fait l’éloge du respect révérenciel que les Genevois portent à la nature, tout en critiquant le manque de sensibilité dont son propre pays fait preuve à cet égard. Elle réfléchit sur le tourisme, elle qui n’a jamais voyagé comme une touriste et qui, au contraire, s’est toujours profondément impliquée dans ses relations avec les personnes qui l’ont accueillie, avec l’Autre, l’Inconnu, qui lui inspire un profond respect. Pourtant, si l’on veut découvrir la Genève touristique des années vingt avec Aurora Bertrana, rien n’est plus facile que de suivre cet itinéraire.
J’ai promené mes clientes sur les quais du lac et du fleuve ; nous avons traversé plusieurs fois les trois ponts, celui du Mont-Blanc, celui des Bergues et celui de la Machine (il y en avait encore quelques autres plus loin, mais ils étaient trop distants du centre). [...]
Nous avons longuement visité la vieille ville, ses cours et ses façades Renaissance, sa cathédrale protestante, son Hôtel de Ville, le musée Rath et le jardin botanique de l’Ariana, les parcs des Eaux-Vives et celui de la Grange. Les deux dames de Gérone étaient enthousiasmées par les arbres de Genève. À cette époque de l’année, ils sont les véritables maîtres de la ville. Partout, ils s’élèvent comme des monuments de la Nature, empreints de dignité et de beauté. On en voit tout le long des avenues, sur les places et, surtout, dans les jardins publics. Mes amies ne se lassaient pas de les admirer. Pour les pauvres habitantes d’un pays où l’on fait ostensiblement la guerre aux arbres, où n’importe quelle raison est bonne pour les tailler et les massacrer avec une délectation visible et hâtive, le respect et l’amour des Genevois pour leurs arbres étaient attendrissants. Elles ne se lassaient pas non plus de contempler de près les moineaux, les mésanges et les écureuils, apprivoisés mais libres en pleine nature. Le moineau et la mésange, si farouches chez nous à force d’être persécutés par les gamins et assassinés à coups d’arbalète tout comme l’écureuil, que l’on canarde sadiquement à certains endroits de la péninsule ibérique sous prétexte de manger son petit corps maigrichon, étaient ici les amis des promeneurs. On leur donnait à manger pour le plaisir de les voir s’approcher sans crainte et saisir les miettes de pain, les cacahuètes ou les noisettes que leurs amis, les hommes civilisés, leur tendaient, comme s’ils savaient que toute atteinte à leur vie si fragile mais précieuse serait passible de prison.
C’était le mois d’avril et, dans les parcs et les jardins de Genève, toutes ces gentilles petites bêtes, oiseaux et rongeurs, fêtaient l’arrivée du printemps. Les plantes fleurissaient, les arbres bourgeonnaient, les mouettes et les poules d’eau avaient déjà migré, en emportant avec elles la triste vision de l’hiver qui les accompagne. Les cygnes s’approchaient des berges du lac et toisaient avec une froide agressivité quiconque osait trop s’en approcher. Vus de près, ils étaient immenses, spectaculaires et prétentieux, comme beaucoup de dames de la grande bourgeoisie.
Je fis monter mes amies dans l’un des premiers bateaux qui inauguraient la saison. Il suivait la côte savoyarde puis, une fois arrivé au Grand-Lac, le traversait jusqu’à Nyon pour mettre le cap sur Genève en longeant la rive suisse. Cet aperçu de navigation lacustre était un luxe propre aux vacanciers que je savourai avec la même volupté que mes deux compatriotes. Jouer sans vergogne à la touriste était, à cette époque de ma vie, une jouissance qui plus tard, bien plus tard, deviendrait un divertissement douteux, superficiel, incomplet et même fastidieux.