L’objectif du départ d’Aurora à Genève — vis-à-vis de ses parents, tout au moins — était d’apprendre la méthode Dalcroze pour, une fois diplômée, gagner sa vie en l’enseignant à son tour. Si telle était véritablement son intention, la réalité fut pourtant toute autre. L’institut avait été fondé en 1911 à Hellerau, près de Dresde, puis en 1915 à Genève par Émile Jaques-Dalcroze, qui en fut le directeur jusqu’à sa mort, en 1950. Sa méthode, basée sur une perception corporelle de la musique, eut une grande influence sur l’enseignement de cette dernière et sur la pédagogie curative. Ses trois piliers : la musique, le mouvement et la coordination. L’institut se trouvait (et se trouve encore) au 44, rue de la Terrassière.
À Barcelone, Joan Llongueres, le professeur d’Aurora, avait créé en 1912 son Institut Català de Rítmica i Plàstica qui serait plus tard l’Institut Joan Llongueres et suivait la méthode dalcrozienne. Le centre de Dalcroze à Genève et celui de Llongueres à Barcelone sont toujours bien actifs de nos jours.
Ma vie commençait à s’organiser. Le matin même du 5 septembre, mon premier jour à Genève, je suis allée au secrétariat de l’Institut Dalcroze. Je m’y suis présentée comme étant une élève de Joan Llongueres, de Barcelone. Hélas, le nom de mon cher maître et celui de ma ville adorée n’ont pas du tout impressionné la secrétaire, qui est restée de marbre. Son attitude n’a pas été très encourageante. Elle n’était pas là pour s’amuser. [...] On respirait à l’Institut Dalcroze une atmosphère d’ordre administratif et une absence totale de chaleur morale qui étaient encore pires que celles que devaient respirer les fonctionnaires de l’Hôtel de Ville où il fallait obtenir un permis de résidence.
Si ne pas avoir d’argent a toujours été une grave infraction quels que soient le lieu et l’heure, cela semblait encore plus inconcevable et consternant à Genève et à l’Institut Dalcroze. J’avais la sensation de commettre une grave offense envers le corps enseignant et les lois tacites de la Confédération Helvétique. [...] Chez Dalcroze, on ne m’a pas fait un seul franc de rabais, mais on m’a fait savoir que l’on consentirait à m’inscrire pour le premier trimestre si je payais d’avance.
Si j’avais été un peu plus maligne, j’aurais pris mon violoncelle et ma valise et je serais rentrée à Barcelone. Mais ce n’est pas la première fois que je vous le dis dans ces Mémoires : je n’ai jamais été très maligne. Et comme je n’ai toujours pas changé, je me sens bien incapable de juger si j’ai bien fait ou non de rester à Genève. Ce que je sais, et ce dont je suis sûre, c’est que mon destin inexorable en avait décidé ainsi. Je resterais à Genève, je m’y débattrais, j’irais d’échec en échec, j’aurais faim et froid, j’y tomberais malade, je m’en sortirais... et, après tout, je ne le regretterais jamais et j’accepterais tous ces déboires avec une allégresse étrange qui équivaut à une victoire d’un autre ordre.
L’accusation que monsieur Jacques avait porté contre une élève qui avait avoué manquer d’argent pour payer la totalité de son inscription, était encore plus injuste et cruelle que s’il avait incriminé – peut-être le faisait-il parfois, d’ailleurs – ces riches Américaines qui vivaient dans des palaces, prenaient le thé dans les crèmeries les plus renommées et allaient de temps en temps au cinéma ou écouter de la bonne musique au Victoria Hall et, bien sûr, chez Maxim’s et au Kursaal pour y danser le foxtrot, le blues et la valse anglaise, sans craindre pour autant d’offenser la rythmique.
La seule solution à cette situation difficile et de plus en plus insoutenable était de trouver du travail. Le permis de résidence que la Confédération Helvétique accordait aux étudiants l’interdisait. L’étudiante étrangère Aurora Bertrana, élève de l’Institut Dalcroze à Genève, n’avait légalement que le droit de faire des études. La police nous tenait à l’œil, et tout spécialement ceux d’entre nous qui vivaient dans des chambres modestes et sans pension complète. Ceux qui résidaient dans une pension de luxe ou à l’hôtel n’étaient pas suspects. On voyait bien qu’ils avaient les moyens et qu’ils ne chercheraient pas un emploi.