Monsieur Choffat et la Villa Gilly

Aurora fait la connaissance de Denys Choffat, un ingénieur-électricien suisse, au Palais Électoral de Genève à l’occasion d’une exposition de récepteurs et d’émetteurs de radio où elle joue du violoncelle avec son quatuor féminin. Denys, quant à lui, y présente des appareils de sa création. Ils iront se marier à Barcelone le 30 mai 1925. Dans ses Mémoires, Aurora parle toujours de lui comme de « monsieur Choffat ». Dans les morceaux suivants, elle décrit ses espérances et la beauté de Villa Gilly, la maison de famille des Choffat à l’époque où elle connaît son futur mari, en 1924. Aurora vit alors dans une chambre chez madame Bovard, au 4 de la rue de Servette.

Girona: Diputació de Girona, 2013


J’imaginais que ces dames de la Villa Gilly auraient allumé le chauffage et que je pourrais porter ma robe sans claquer des dents ou frissonner. La villa, bâtie sur une colline dans un quartier résidentiel à quelques kilomètres de Genève, était entourée d’un grand parc-jardin et avait une vue magnifique. L’allure de la maison, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur, m’avait impressionnée. Ni monsieur Choffat, ni sa mère, ni ses soeurs ne se correspondaient apparemment à la richesse de la construction et de l’ameublement de la maison.

Je fus reçue dans un grand salon couvert de tapis aux sièges tapissés avec élégance, où trônait un piano à queue. De grands tableaux dans des cadres aux dorures sculptées étaient accrochés aux murs revêtus d’un papier gris perle. Les rideaux des grandes fenêtres masquaient le jardin. Le lustre à pétrole très ouvragé (madame veuve Choffat ne voulait pas « fréquenter » l’électricité) qui pendait du plafond diffusait une douce lumière sur les objets. À côté du grand salon, se trouvait la bibliothèque, revêtue de hauts rayonnages et de vitrines chargés de volumes. J’en mourais de convoitise. Comme j’aurais préféré qu’on me laisse y fouiner pour choisir un livre, puis aller m’installer sous les frondaisons et là, à l’abri du profond silence du parc, lire, au lieu de formuler des phrases banales pour répondre aux phrases tout aussi banales que m’adressaient ma future belle-mère et mes futures belles-soeurs!

Les quatre femmes, d’un commun accord probablement non convenu mais tacite, s’étaient mal fagotées et mal coiffées, pour m’impressionner sans doute. Elles voulaient me faire comprendre, et je l’ai compris dès mon arrivée, que le luxe et la coquetterie féminine étaient exclus dans cette maison.

Girona: Diputació de Girona, 2013


Je supposais que mon futur mari ne se limitait pas à bien gagner sa vie, mais qu’il aurait aussi de l’argent, hérité de son père. Il parlait souvent de louer une villa au bord du Léman, où ne vivent que des gens riches. Vivre près du Léman était l’un des rêves un peu foufous de ma vie. J’étais amoureuse de ce lac si large, si vaste, si paisible... Monsieur Choffat me parlait de l’ameublement de notre maison : la salle à manger serait de style rustique normand, en chêne fumé... ; le salon, son bureau, mon étude, auraient chacun des styles différents... Et moi, moi qui ai toujours eu la mauvaise habitude de croire tout ce que l’on me dit, je m’y voyais déjà, dans cette villa supposée, et, naturellement, je m’y voyais en train d’écrire, car c’était bien ce qui m’intéressait le plus au monde. Je savourais d’avance le plaisir de m’installer dans mon petit bureau donnant sur le lac, face à cette grande étendue d’eau. Entre ligne et ligne, je jetterais un coup d’oeil sur le Léman, je le verrais changer de couleur selon l’heure de la journée, selon la direction et la force du vent. Il serait tantôt d’un bleu intense, tantôt d’un bleu délavé. C’était le matin que le lac était le plus beau, quand l’eau, d’un bleu-gris, se montrait tranquille, silencieuse et immobile. J’écrirais mon premier roman à côté du lac, en voyant au loin les voiles blanches à moitié endormies et, au-delà, les montagnes... Je ne sais pas si je croyais vraiment à ce bonheur lumineux ou si je me laissais bercer par une sorte de rêve qui durerait ce qu’il devrait durer, jusqu’à son évanouissement soudain, comme tous les rêves.

Girona: Diputació de Girona, 2013

La distance et les différends qui finiront par provoquer la séparation du couple expliquent le regard ironique qu’Aurora porte sur son mari. Elle vit trois ans avec lui en Polynésie française, puis quelques années en Catalogne jusqu’en 1938, quand elle reprend le chemin de Genève qui est aussi, cette fois-ci, celui de l’exil. Le seul refuge qui lui reste, pense-t-elle, c’est Genève, chez sa belle-mère. Dans le texte suivant, Aurora nous montre le contraste violent et abrupt entre la Barcelone et la Genève de 1938.


On était en juin 1938. J’avais quitté Barcelone, une Barcelone en ruines, affamée, bombardée et sale. Je me retrouvais à Genève, la ville chérie de mes amours. Quand j’y étais arrivée la première fois, en 1923, cette ville m’avait ouvert les yeux sur un nouveau monde, un monde insoupçonné, révélateur, et non pas à cause de ses monuments, de ses parcs, de ses jardins, de ses quais sur le Léman et le Rhône ou de son paysage alpin, mais par le niveau de civilisation, de culture, de civisme et d’européisme que l’on y respirait.

Ce matin lumineux de juin 1938, je retrouvais mon aimable Genève, propre et gaie, peuplée de gens bien nourris et bien habillés, ma Genève diligente et comme imprégnée d’une envie et d’une joie de vivre qui contrastaient avec mon état d’esprit. Je ne pouvais pas partager l’animation générale. Deux années de guerre civile vécues à Barcelone, le coeur et l’âme submergés par l’immense tragédie des luttes fratricides, la destruction morale, sociale, politique et matérielle de notre chère capitale de la Catalogne, m’avaient privée de la faculté d’éprouver du plaisir.

Girona: Diputació de Girona, 2013

Genève sera, en effet, le refuge de l’exilée, mais pas la Villa Gilly. L’accueil des « dames de la Villa Gilly » est décevant, et Aurora doit vivre où elle peut, de ses modestes rentrées. Son enfer particulier dans la Genève de l’exil commence. Ces extraits parlent de son retour en 1938 et de son séjour éphémère à la Villa Gilly.


Je suis montée à la mansarde où, comme treize ans auparavant, ma chambre m’attendait. Le même lit double était là, pour moi seule, cette fois-ci. Je me suis assise sur la marche en bois au pied de la lucarne. Je me suis mise à lire. Monsieur Choffat n’était pas une autorité épistolaire mais, hormis quelques fautes de participes et d’infinitifs ou quelques doubles « t » ou doubles « f » manquants, il se faisait parfaitement comprendre. Voici ce qu’il me disait peu ou prou: «Reste à Villa Gilly tant que je ne serai pas là. Jusqu’à ce que nous puissions nous retrouver, ma mère s’engage à t’héberger et à te nourrir, mais ne compte pas sur ce qu’elle te donne de l’argent. Essaie de lui être agréable en tout et de te montrer gentille et docile avec elle et avec mes soeurs. C’est la meilleure façon de t’assurer le gîte et le couvert pendant mon absence, qui peut être longue. Si tu as quelque chose à me dire, écris-le et donne-le à ma soeur M. Elle se chargera de me le faire arriver».

Girona: Diputació de Girona, 2013


Ce dont je ne pouvais pas me douter, c’était que la catastrophe en question arriverait si vite, en plein été, trois ou quatre semaines après mon arrivée à Villa Gilly. L’excuse pour me mettre à la porte était que les quatre femmes partaient en villégiature et qu’elles devaient fermer la maison. Je savais parfaitement que la maison ne fermait jamais. La vieille madame Choffat n’en bougeait pas depuis des années. C’était une magnifique propriété entourée de jardins et de bois, qui avait douze chambres et deux salles de séjour immenses. Aucune des quatre femmes ne travaillait car elles vivaient de leurs rentes. Mais moi, je n’étais que la femme d’un fils; elles savaient que je venais d’un pays dévasté par la guerre, affamé et bombardé ; elles savaient que j’avais perdu quatorze kilos, que j’ignorais où mon mari se trouvait et que je ne savais pas où aller. Elles, qui allaient à la messe tous les jours, elles qui se confessaient et qui recevaient la communion, elles me mirent dehors avant même que j’aie pu me remettre des privations et des souffrances morales que j’avais endurées pendant deux ans de guerre civile, avant même que j’aie eu des nouvelles de mon mari ou que j’aie pu avoir le moindre espoir de son retour.