L’un des épisodes les plus importants du premier séjour d’Aurora à Genève est celui de sa visite chez un médecin dont elle ne dit pas le nom et qu’elle baptise comme le “docteur X”. Ce qui ne manque pas de nous étonner, c’est que, des années plus tard, Mercè Rodoreda, l’autre célèbre écrivaine exilée à Genève, écrira un conte intitulé “ Paralysie ”, situé à Genève et à Barcelone, dont le fil conducteur est lui aussi une visite chez le médecin. L’idée de se suicider en se jetant du pont de la Machine apparaît dans les deux récits. Il est intéressant de lire tout le chapitre du premier volume des Mémoires, publiées en 1973, et de lire ensuite le conte de Rodoreda, publié en 1978 dans son volume Comme de la soie et autres contes. Les solutions que chaque auteure apporte au dénouement de l’histoire nous font voir aussi les différences qui les séparent.
Après quelques jours de repos absolu dans la chambre d’Élisa, je suis sortie pour aller voir un autre médecin que madame Burnier aussi nous avait recommandé. Je ne me sentais pas très en forme, mais je voulais savoir si je devais continuer à prendre du repos ou si je pouvais reprendre mes cours à l’Institut Dalcroze.
Le docteur X m’ausculta longuement. Il avait l’air compétent et honnête. Je répondis à toutes ses questions avec la même sincérité. Lorsqu’il eût terminé son examen, le médecin déclara que « tout était détraqué ». En deux mots, qu’aucun des organes ou des viscères de mon corps ne fonctionnait comme il aurait dû : mon intestin, mes ovaires, mon foie, mes poumons, mon coeur, c’était la pagaille partout. La seule chose que le médecin trouvait en bon état, c’était mon cerveau. Oui, mon cerveau. Mes réponses le démontraient.
Comme, d’après lui, j’étais pourrie de partout, il ne me fit aucune ordonnance ni même quelques recommandations.
Je sortis de chez le médecin dans un état d’esprit bizarre. J’étais, me semblait-il, une candidate au trépas ayant de grandes chances de succès immédiat et, d’un autre côté, une jeune femme qui peinait un peu à marcher sur les trottoirs de la ville tout en ressentant une furieuse envie de manger quelque chose. Si ce que le médecin me disait était vrai, ce n’était presque pas la peine de continuer mes études, de lutter si âprement, de me débattre au milieu d’obstacles de toute sorte... Pour arriver à quoi ? J’avais l’impression que, pour être tout à fait logique, la seule chose qui me restait à faire à ce moment-là était de mettre fin à cette vie sans joie, sans lumière et sous la menace atroce d’une décadence physique fatale.
Le pont de la Machine était près d’où je me trouvais à ce moment-là. Je m’y étais souvent arrêtée au milieu. Le Rhône débouchait du Léman comme une bête sauvage qu’on libère soudain de sa cage. Lorsqu’il quittait la ville, les premiers pas du grand fleuve étaient vifs, impétueux, fermes. Les eaux, intrépides et bouillonnantes, commençaient leur course glorieuse vers la Méditerranée sous le pont du Mont-Blanc. Elles abandonnaient le lac, heureuses de se débarrasser de sa tutelle fastidieuse. Elles butaient contre l’île Rousseau, le premier obstacle sur leur chemin, et se divisaient en deux bras. Sur le premier, calme et silencieux, des cygnes nageaient, des barques se balançaient, des vols de mouettes admiraient leur reflet. L’autre, rebelle, mugissant, fougueux, passait avec emportement sous le pont des Bergues et se cognait avec fracas contre la barrière du pont de la Machine. Les flots, arrêtés soudain par l’écluse, se transformaient en montagnes d’écume. Ils se ruaient les uns sur les autres, reculaient, revenaient à l’attaque, se bousculaient, se poussaient, recommençaient obstinément, fatalement, à s’entrechoquer dans un tapage assourdissant et en formant des remous insondables. Si l’on visitait l’endroit en compagnie de quelqu’un et que l’on voulait échanger quelques mots, il fallait le faire à grands cris, sans aucune garantie de se faire entendre.
Le spectacle était impressionnant : le pont de la Machine était un « instrument de suicide » parfait. Je n’avais jamais compris pourquoi les Genevois désespérés de la vie qui, de temps à autre, décidaient d’y mettre fin « aquatiquement », choisissaient le pont du Mont-Blanc ou l’île Rousseau pour se jeter dans le Rhône d’où ils seraient tirés, quelques secondes plus tard, par un canot de la police devant un public de centaines de passants avides de spectacle. Le pont de la Machine était, lui, peu fréquenté et il constituait une voie royale vers l’autre monde dare-dare et à tous les coups. Quelques instants suffiraient pour que mon corps, ce corps qui d’après le docteur X n’était plus qu’une ruine, se transforme en un amas d’os brisés et une soupe d’organes écrabouillés. La mort la plus rapide et la plus sûre se trouvait, sans le moindre doute, sous ce pont citadin. Aucun suicidaire minimalement sérieux ne pouvait en douter. Je dirais même plus : le moindre badaud ayant un peu d’imagination pouvait s’en rendre compte.
Je venais de régler les honoraires du docteur X grâce à l’argent d’Élisa. Le brave homme m’avait communiqué placidement ma sentence de mort sans me coûter trop cher. Il me restait donc quelques sous dans mon porte-monnaie. Paradoxalement, j’étais morte de faim. La seule idée de l’un de ces délicieux goûters faits de tartines grillées avec du beurre et de la confiture d’abricots ou de prunes et arrosés de café, de lait, de chocolat ou de thé, me mettait l’eau à la bouche. Je décidai donc d’entrer dans une pâtisserie. L’odeur de pain chaud mêlée à un parfum de citron et de vanille arrivait jusque dans la rue pour me dire d’une voix claire : « Rentre ! Rentre ! Assieds-toi et régale-toi ».
Cette voix si persuasive couvrait celle, encore lointaine, du pont, de son écluse et de ses milliers de millions de litres d’eaux mugissantes et mortelles.
Dans l’établissement, on jouissait d’une douce chaleur. La serveuse, avec sa coiffe et son petit tablier blancs amidonnés, s’approcha de moi pour me demander ce que je désirais.
—Une bonne tasse de chocolat (inutile ici de préciser « au lait » car personne n’aurait jamais eu l’idée de le préparer avec de l’eau) et des toasts beurrés.
Il y avait longtemps que l’idée de prendre un bon chocolat chaud à la suisse me trottait dans la tête. Ce que je regrettais, c’était qu’Élisa ne soit pas avec moi. Mais quand j’allais lui raconter le diagnostic fatal du docteur X, la pauvre en perdrait l’appétit. Moi, par contre, je savourais avec une véritable délectation mon chocolat bien crémeux et parfumé ainsi que mes tartines généreusement beurrées. J’avais l’impression de découvrir soudain ou, peut-être bien, de me souvenir, que l’un des plus grands plaisirs de la vie était de manger de bonnes choses, et je ne comprenais pas comment j’avais pu renoncer à manger, non seulement « de bonnes choses » mais, tout simplement, « des choses ». Mon idée fixe d’obtenir un certificat d’études et d’aller enseigner la rythmique en Perse, en Inde ou en Californie s’apparentait maintenant à un cauchemar dont on se réveille en découvrant le simple plaisir de vivre.
Au diable la rythmique et l’Institut Dalcroze, auxquels j’avais sacrifié absurdement ma santé et ma vie ! Je réglai mon goûter avec l’argent d’Élisa et sortis dans la rue dans un état d’esprit bizarre. Je respirais mieux et Genève était différente. Une petite lumière qui s’était allumée au plus profond de mon être brillait en moi et je pouvais y voir, à présent, des éléments nouveaux, encore vagues mais encourageants. C’était peut-être une espérance aussi vaine que les autres. Qui sait si ce n’était pas, tout bêtement, l’espoir de « vivre ». Vivre ! Vivre, travailler, gagner un peu d’argent, manger, voyager, voir de nouveaux pays ensoleillés et aimables, tomber amoureuse, chérir un ami, écrire...
La vie était merveilleuse et le docteur X, un âne bâté.