Du fait des tristes conditions de son logement, de sa misère et de ses maladies, Aurora vit des moments difficiles dans sa chambre sous les combles du 4 de la rue Winkelried. Elle doit être hospitalisée à cause d’une double pneumonie. Elle reconnaît sa chance de pouvoir compter sur l’aide de bons amis comme les familles De Montmollin et Des Gouttes. Ils l’invitent à Perreux et elle accepte, ce qui lui permettra de vivre plus tranquillement pendant quelques années, sans privations et avec le sentiment d’être utile en collaborant à l’hôpital psychiatrique. C’est avec eux qu’elle quittera Genève.
Dernièrement, le nombre d’amis que je comptais avait augmenté de deux familles distinguées, les De Montmollin et les Des Gouttes. Le docteur Robert de Montmollin était un psychiatre remarquable. Il exerçait la fonction de sous-directeur à l’asile d’aliénés de Bel-Air. Sa femme cultivait les lettres et la musique. Monsieur Des Gouttes était avocat et son épouse, écrivaine. Ils m’avaient tout de suite démontré beaucoup de sympathie et les deux femmes s’étaient offertes à faire ensemble la traduction française de mon livre sur les îles du Pacifique. [...]
Toutefois, Robert de Montmollin fut nommé directeur de l’Hospice Cantonal de Perreux et mes amis abandonnèrent le canton de Genève pour celui de Neuchâtel, où se trouvait cet établissement public. Cet hiver-là – je ne peux pas préciser si c’était celui de 1941-1942 ou celui de 1942-1943–, j’attrapai un gros rhume. [...]
La seule chose que je savais, c’était qu’après avoir été expulsée de Villa Gilly, après avoir été abandonnée par mon oncle d’Amérique, après m’être refugiée dans le grenier de Winkelried où j’avais eu si faim et si froid, cette clinique, même avec ma double pneumonie et ma mine de déterrée, me semblait un paradis sur terre. Si j’étais morte cette nuit-là, comme on me disait qu’il aurait bien pu m’arriver, je serais passée dans l’autre monde sans m’en rendre compte, en ayant la conscience tranquille de n’avoir jamais voulu faire de mal à personne et délestée des désillusions et des tracas humains tout comme de la souffrance physique.
À la clinique de la Servette, je n’eus que de bonnes surprises. Dès le premier après-midi du jour de mon arrivée, Antoinette de Montmollin arriva, venue expressément de Neuchâtel après avoir reçu un coup de fil de Georges Grobéty. Ventura Gassol, qui avait été prévenu par téléphone lui aussi, vint de Lausanne. […]
Pourtant, soudain, Winkelried et même ma chère Genève m’apparaissaient comme une menace, comme un piège toujours sur le point de se refermer sur moi. Winkelried, sa lumière grisâtre et sa froideur, Winkelried, qui sentait toujours le renfermé et le rat, était comme une grande ombre fantomatique qui se projetait sur ma vie. Ma vie ! Que serait ma vie, « le trésor » de ma vie, loin de Winkelried ? Tout à coup, un furieux désir de m’enfuir de cet endroit s’était emparé de moi. Était-ce un éveil ? Ou, au contraire, une défaillance ? Dieu seul le savait. Je voyais seulement que j’évoquais Winkelried avec horreur et, qu’en revanche, je rêvais de Perreux comme de la plus lumineuse et la plus chaleureuse des promesses.
Si Aurora qualifiait ses trois années passées en Polynésie d’heureuses, les trois ans à Winkelried furent tout le contraire : un véritable enfer sur terre. Voici ses mots d’adieu à Winkelried, qui seront aussi ceux de son départ de Genève.
Quitter Winkelried signifie beaucoup plus que quitter un logis où l’on a passé trois années de sa vie. Quitter Winkelried veut dire mettre un point final, clore une époque extraordinaire de mon existence, et non pas d’une façon courante, mais avec une joie mêlée de regrets. Le grenier de Winkelried fut le théâtre d’un des drames les plus inhumains de ma vie et dont le dénouement aurait dû être, logiquement, la mort, parce que, logiquement, un corps humain ne supporte pas trois ans de faim, de froid et d’abandon de la société. Cependant, la nature humaine nous donne souvent les moins logiques des solutions et les plus grandes surprises. Elle donne vie à un corps affaibli soumis à des températures rigoureuses et elle tue un corps bien nourri, bien chauffé et amoureusement soigné par sa famille, sa parentèle et ses amis. Lorsque j’évoque cette époque étrange de la ma vie, je dois admettre que je jouissais d’une excellente santé et d’un instinct de conservation puissant. Ce qui m’alimentait, plus que ce que je mangeais chez moi, c’était ce que je mangeais de temps en temps chez les autres. D’une façon plus ou moins discrète, je jouais les parasites en me laissant nourrir et chauffer par mes amis pour compenser ce que Winkelried ne pouvait pas m’offrir. Et ce, trois ans de suite ! Trois ans riches aussi de trésors d’émotions, de surprises, de découvertes, d’humanité... Combien de merveilleuses expériences, bonnes et mauvaises, de ce que l’homme est capable d’être et de faire preuve...
À Winkelried, j’avais fréquenté des êtres vraiment extraordinaires et loin de Winkelried, mais à cause de Winkelried, aussi : la bohème et le vice, l’égoïsme et l’avarice des familles, l’orgueil, le courage et les convenances sociales bourrées d’hypocrisie, le désintéressement, l’amitié... Toutes ces qualités et tous ces défauts humains, je les avais connus à Winkelried, en savourant les premières et en acceptant les seconds tout en m’en défendant.
Elle est bien loin la Genève des années vingt où une jeune Aurora roulait en moto d’un bout à l’autre de la ville avec un ami et où, en moto aussi, elle faisait le voyage jusqu’à Barcelone pour annoncer son mariage à ses parents. Il n’y a pas le moindre recoin de Genève qu’Aurora ne connaisse et, grâce à ses Mémoires, nous pouvons aujourd’hui arpenter la ville entière : Aurora est allée partout et elle a porté Genève dans son coeur jusqu’à son dernier jour. Sa vie fut une vie intense, passionnée ; une vie vécue à fond et jusqu’au fond, partout et avec tous ceux dont elle partagea l’existence. Une vie de plénitude, une vie riche, une vie pleine d’aventures et, à la fin, pleine de sagesse. Aurora vécut d’abord sa vie puis, en toute connaissance de cause, elle la décrivit dans la grande oeuvre que constituent ses Mémoires.