Genève dans l’imagination d’Aurora et son arrivée à la gare de Cornavin


Le Salève vu de la Rive nord du lac Léman. Photo: Mariàngela Vilallonga

En 1923, Aurora vit à Barcelone avec sa famille. Elle fait des études de musique et elle ressent le besoin de partir. L’occasion de voyager se présente sous la forme d’un poste de violoncelliste dans plusieurs hôtels des Alpes en juillet-août. Elle pourra ainsi gagner un peu d’argent et faire le maximum d’économies pour payer son inscription en septembre à l’Institut Dalcroze de Genève. Elle a créé un groupe de jazz féminin avec deux amies. C’est ce qu’elle raconte dans ses Mémoires, une œuvre qui est le creuset où se fondent ses pensées et son vécu, son travail comme journaliste, d’abord, puis comme prosatrice et romancière ensuite, pour engendrer finalement sa littérature mémorialiste.

Girona: Diputació de Girona, 2013


Mais, moi, comme toutes les élèves avancées de l’Institut de Rythmique, je rêvais d’aller à Genève, de m’inscrire à l’Institut Jaques-Dalcroze et d’obtenir le diplôme ou le certificat qui me permettrait d’enseigner sa méthode dans le monde entier. [...] Pour être honnête, je dois admettre que ce qui m’attirait si fort au-delà des frontières n’était pas seulement la méthode Dalcroze mais aussi ma passion pour l’inconnu, ma curiosité inassouvie de découvrir d’autres lieux, d’autres peuples, d’autres langues, d’autres coutumes...

Girona: Diputació de Girona, 2013


À la mi-juin, j’avais reçu la visite d’Aurèlia Sancristòfol. Même si je ne la connaissais pas personnellement, j’avais déjà entendu parler d’elle. C’était, disait-on, une violoncelliste remarquable. Je n’avais jamais assisté à l’un de ses concerts. Aurèlia Sancristòfol venait me demander si j’accepterais d’aller en Suisse pour faire partie d’un petit orchestre qui devait jouer dans un hôtel de Mürren pendant les mois de juillet et d’août. Sa proposition me transporta. Le semestre d’hiver à l’Institut Dalcroze commençait le onze septembre et l’offre d’emploi d’Aurèlia Sancristòfol était providentielle. Travailler et gagner de l’argent en juillet-août dans un hôtel en Suisse alémanique puis, en septembre, commencer à étudier aux côtés de Jaques-Dalcroze à Genève !

Girona: Diputació de Girona, 2013


Tout cela signifie que la quinzaine qui précéda mon départ en Suisse fut caractérisée par une activité fébrile. J’avais, malgré tout, quelques brefs instants pour rêvasser au pays que j’allais voir. Une simple carte de la Suisse, ramassée dans une agence de voyage, s’étalait sur mon lit et mes yeux, déjà émerveillés, voyageaient sur ce grand papier jaune, bleu, vert et blanc. Toute la Suisse était blanche comme si la neige couvrait le pays d’un bout à l’autre. Dans tout ce blanc entouré de jaune — des bribes d’Italie, de France, d’Allemagne et d’Autriche — se découpaient, polymorphes, les taches bleues des lacs Léman, de Constance, de Neuchâtel, de Thoune, des Quatre Cantons. [...] Comme prise de folie, de frénésie, je ne voyais plus que ces noms alambiqués, truffés de consonnes, que je ne saurais jamais prononcer. C’était des noms de montagnes, des noms de glaciers immenses (ils semblaient l’être sur la carte, en tout cas), des noms de villes encaissées au fond de vallées insondables au cœur des Alpes et entourées d’énormes forêts de sapins gigantesques. Dans mon imagination, c’était comme ça.

Girona: Diputació de Girona, 2013

Lorsqu’elle fait le bilan de sa vie dans ses Mémoires, Aurora ne lésine sur aucun détail et conserve encore son enthousiasme d’alors pour décrire son voyage en train de Barcelone à la gare de Cornavin, au centre de Genève.


En 1923, pour aller de Barcelone à Genève, il fallait passer par toute une suite de changements de trains, d’attentes dans les gares principales du trajet et de demandes de renseignements indispensables que les employés des chemins de fer vous dispensaient avec plus ou moins d’amabilité et de compétence. Moi, je trouvais tout ça captivant et vraiment amusant : le paysage du Roussillon, celui de la Provence puis, déjà plus spectaculaire, celui de la vallée du Rhône au crépuscule ; les compagnons de voyage souvent renouvelés et même les noms des endroits où l’on devait changer de ligne. Tout excitait ma curiosité et me servait de divertissement. J’arrivai à Genève le lendemain matin. Pendant que la police examinait nos passeports, une dame à l’air gentil me souriait.