Les cafés de Genève

Dans son oeuvre Une certaine idée de l’Europe, George Steiner affirme que, d’un point de vue politique et culturel, les cafés urbains sont l’un des éléments qui définissent et qui conforment ce que nous appelons l’Europe. Il a écrit cela en 2004. Comme ce fragment de ses Mémoires va maintenant nous le montrer, Aurora Bertrana est devenue une grande connaisseuse des cafés de Genève, ce qui revient à dire des cafés d’Europe. Pendant ses premières années d’exil, Aurora vit ou, plutôt, vit mal la vie des cafés, la vie de la nuit à Genève. Ses trois premières années d’exil deviennent le revers de la médaille de ses trois ans en Polynésie. Dans une lettre à son ami Lluís Nicolau d’Olwer, datée de 1927, elle avait décrit sa vie en Polynésie en ces mots: «Vous me demandez des détails sur ma vie. Je ne vais vous dire qu’un seul mot : “Bonheur”. Tout le reste n’est que broutilles.» En revanche, dans une lettre de mai 1938 écrite à Genève, elle avoue à son ami qu’elle a pensé au suicide, qu’elle ne lit plus, qu’elle n’écrit plus et qu’elle travaille comme secrétaire pour manger et ne pas tomber malade. Elle survit en enfer. Ou, selon le titre d’un chapitre du deuxième volume de ses Mémoires: «L’université: un refuge. Les cafés minables: un autre refuge».

Girona: Diputació de Girona, 2013


J’avais pris l’habitude de me refugier tous les soirs dans les établissements publics de mon quartier, de pauvres cafés minables et mal famés, fréquentés par la racaille: des tapineuses clandestines usées, quelques maquereaux malchanceux, des voleurs ratés et d’autres exemplaires de ce genre de bétail.

À Genève, il y a, bien sûr, toute sorte de cafés pour toutes les catégories sociales. [...] Je ne vais pas les décrire car d’autres « culs de café » le feraient — ou l’ont déjà fait — mieux que moi. L’histoire des cafés de Genève mérite une attention spéciale, comme la méritent aussi ceux de Paris, de Londres, de Barcelone et de n’importe quelle grande ville du monde. Certains y ont passé les meilleurs moments de leur vie mais aussi les plus sombres et les plus désespérés, les plus risqués et les plus incertains. N’importe quel café où se retrouvent des hommes et des femmes de n’importe quelle classe sociale — elles possèdent toutes un intérêt qui n’est qu’à elles — constitue le plus captivant des romans, des drames ou des comédies politiques, sociales et sentimentales.

Ces cafés qui nous accueillent pendant quelques heures, qui nous réchauffent, qui nous rassemblent les uns les autres tout en nous offrant mille possibilités d’amitié et même — souvent — d’amour, ont besoin de plumes qui les perpétuent. [...]

Je me souvenais avec nostalgie des cafés de la bohème que j’avais fréquentés au début de mon exil, quand la guerre civile espagnole étouffait encore les derniers spasmes de la République moribonde et quand je n’avais pas encore bu jusqu’à la lie le calice de l’amertume. Ils étaient splendides en comparaison avec les cafés minables et mal famés où j’allais me réfugier au début de la Seconde Guerre mondiale.

Girona: Diputació de Girona, 2013

Le premier des cafés décrits par Aurora est le Café de la Brosse. C’est son ami Jacquet qui le lui fait découvrir. Là, il la présente comme la «comtesse d’Olivarès», ce qui nous fait supposer qu’Aurora doit s’amuser à endosser ce rôle. C’est dans la description de ce café que surgit aussi l’une des deux occasions où Aurora raconte comment elle apprend la mort de son père —sans que les deux explications coïncident; la deuxième mérite un chapitre spécial de ses Mémoires: “La mort du père”.


À La Brosse, j’ai vécu un épisode réellement exceptionnel et tout à fait inexplicable, du moins en ce qui me concerne. Son héros ? Un chien. Si je ne me souviens plus de son nom, je ne risque pas de l’oublier, lui. Ce n’était pas un spécimen hors-pair, ni un chien de cirque plus ou moins doué. C’était le jouet et un peu la mascotte de La Brosse. Tout le monde le cajolait, le caressait, le gâtait...

Les morceaux de sucre, malgré le strict et rigoureux rationnement national, flattaient souvent le palais du chien.

Mon étrange aventure avec ce chien est directement associée à la mort de mon père, survenue à la mi-novembre 1941 à Barcelone.
J’avais appris la nouvelle de son décès grâce à une coupure de l’hebdomadaire Destino qui publiait également une photo de lui ainsi qu’un bref résumé de sa biographie.

Bien entendu, je n’avais parlé de cette mort à aucun de mes compagnons de La Brosse. Pas un seul ne me semblait digne de partager avec moi cette nouvelle douloureuse. L’amour, l’admiration et le respect que Prudenci Bertrana m’inspirait comme homme et comme écrivain, m’empêchaient d’en parler avec qui que ce soit. Voilà pourquoi aucun des habitués de nos réunions ne me serra la main avec plus ou moins d’affection. Seul le chien-mascotte s’approcha de moi, lui qui ne l’avait jamais fait avant. Il appuya sa tête sur mes genoux et la laissa là pendant un bon moment en signe manifeste de sympathie. C’est lui, le chien, et aucun autre chaland de La Brosse, qui devina, ou qui ressentit peut-être par une espèce de télépathie que je ne n’oublierai jamais, que j’étais absolument bouleversée et que lui, le chien, partageait avec moi cette détresse grâce à je ne sais quelle transmission de pensée.

Girona: Diputació de Girona, 2013

La Vieille Ville de Genève, pleine de cafés, de librairies et de vieilles échoppes, est l’un des lieux que fréquente Aurora Bertrana. Au Café de la Clémence, elle fait connaissance avec des gens du théâtre. L’un d’eux, Sacha Pitoëff, sera, des années plus tard, le protagoniste de L’année dernière à Marienbad, qu’Aurora verra dans un cinéma de Barcelone.


Le Café de La Clémence, place du Bourg-de-Four, est aussi à côté [de la cathédrale]. De l’orée de la cité et la rue de la Confédération où les bouquinistes recèlent d’authentiques trésors bibliographiques, à la place Saint-Pierre, la rue Calvin et l’Hôtel de Ville au style traditionnel, en passant par les clients eux-mêmes de la Clémence, tout le vieux quartier est digne d’une attention particulière. [...] La Clémence recevait un public de tout poil, surtout des gens du théâtre : des auteurs, des acteurs — parmi eux, le génial Michel Simon, l’acteur de cinéma qui a fait rire et pleurer des millions de spectateurs.

Sacha Pitoëff, le fils de la célèbre Ludmilla Pitoëff, était un autre client de La Clémence qui serait un jour un grand acteur. En dépit de sa jeunesse, Sacha attirait l’attention par son physique singulier: grand et très mince, il portait des cheveux très longs d’un noir si intense qu’il tirait sur le bleu. Malgré son âge, Sacha se produisait déjà au théâtre de la Comédie de Genève avec ses parents et ses frères et soeurs, où ils jouaient la version française de la Nymphe au coeur fidèle de Margaret Kennedy.

Sacha ne vivait que pour le théâtre. Il pensait y vouer tout son talent, tous ses efforts. Pour l’instant, il se formait sous la houlette de ses illustres parents, réfugiés en Suisse romande depuis que Paris était occupé par les troupes allemandes. Le pays s’enrichissait de personnalités venues du monde entier, qui s’opposaient au nazisme : des auteurs, des acteurs, des chanteurs, des musiciens… Tous – ou presque – y mouraient de faim comme moi. Pourtant, entre deux soupirs, la vie à Genève était encore délicieuse.

Girona: Diputació de Girona, 2013


Le fait que je parle autant des cafés est bien compréhensible d’un point de vue sentimental. Je ne peux en effet évoquer aucun foyer, aucune pension de famille plus ou moins confortables, car le grenier de Winkelried – mon piteux logement – ne mérite aucun de ces deux adjectifs. [...] Après avoir fréquenté La Brosse et La Clémence, j’ai fini donc par m’établir au Café du Consulat, le plus chaleureux et le plus populaire des cafés frayés par la bohème genevoise.

Le Café du Consulat se trouvait dans la partie basse de la place du Bourg-de-Four. La maison était très ancienne – et sûrement historique, mais je ne peux pas l’assurer. Son air d’abandon, son entrée lugubre et mal éclairée, tout y respirait la misère, mais c’était une pauvreté empreinte de dignité. [...] Au Café du Consulat, les privilèges n’existaient pas. Une démocratie authentique y régnait et le crédit y était illimité. Toutefois, un beau jour, les habitués du café trouvèrent porte close et la lanterne de la façade, éteinte. Le mécène avait disparu sans réclamer nos dettes, vaguement notées sur une multitude de bouts de papier, « Bon pour un bock de bière » ou bien : « Bon pour un bol de café au lait », qui s’empilaient le long d’un crochet en fer à côté de la caisse vide et close. Les bohèmes du Café du Consulat se retrouvèrent tout tristes et désemparés.

Girona: Diputació de Girona, 2013


Avec Frank Chabry, nous allions souvent à un café de la place Grenus où les gens pouvaient se soûler et trouver un partenaire à bon marché et où, en outre, on se livrait au trafic de drogues. Je ne me souviens plus de son nom. Frank l’appelait, tout simplement, le Café de Marie. Il était tout près de son atelier et mon ami peintre y passait souvent ses soirées. C’était le seul café de Genève où j’avais assisté à des bagarres, le seul où, plus d’une fois, j’avais vu deux femmes se griffer mutuellement la figure et s’arracher les cheveux par poignées. Quand Frank me trouvait plus abattue que d’habitude, il me proposait invariablement : « On va au Café de Marie ? Il y aura peut-être de la bagarre ! ».

Girona: Diputació de Girona, 2013


À la même époque, les Allemands exigèrent de la neutralité suisse l’extinction des feux dans toutes les villes du pays. Ils disaient que la tache lumineuse de la Confédération Helvétique orientait l’aviation ennemie. À huit heures pile du soir, toute la Suisse restait donc dans le noir. Les portes et les fenêtres des établissements publics et privés étaient strictement voilées de tissu rouge et les passants devaient circuler munis de lampes de poche au hublot en verre bleu foncé. Les tramways roulaient tous feux éteints et il y eut un tas d’accidents les premiers jours. Quant à nous, la bande de Winkelried, nous nous réfugiions au Café des Armures, dans la partie haute de la cité, derrière la rue Calvin, qui portait ce nom parce qu’on exhibait près de cet établissement de vieux canons qui s’étaient couverts de gloire aux temps héroïques des luttes contre les Austro-Russes. L’ascension et la descente de la vieille ville, dans le noir, étaient devenues difficiles et périlleuses. D’habitude, nous le faisions en groupe et nous gravissions la pente escarpée de la place des Trois-Perdrix en nous prenant par le bras, deux par deux ou trois par trois.