La Genève de l’exil, espace d’un roman


Jardin des Bastions et façade de l’Université. Photo: Mariàngela Vilallonga

Aurora Bertrana écrivit en français Six épaves, un roman encore inédit qui fictionalise son séjour à Genève pendant les premières années de son exil, et dont les décors et les personnages sont réels, quoique sous des noms fictifs. Le manuscrit tapé à la machine et bourré de corrections de la main de l’auteure, est conservé au fonds Prudenci et Aurora Bertrana de la bibliothèque de l’université de Gérone.

Girona: Diputació de Girona, 2013


Je ne peux pas ne pas parler de Six épaves dans cette deuxième partie de mes Mémoires car il s’agit plus que du fruit de mon imagination : c’est un fragment de la vraie vie de certaines personnes, dont l’insouciant Jacquet et la complexe [Gala] Tomaixevska

Girona: Diputació de Girona, 2013


Gala et moi en étions les protagonistes féminines; Jacquet, Morisety et deux autres gaillards, les personnages masculins. Le roman s’intitulait Six épaves et, naturellement, chacun d’entre nous représentait l’une de ces épaves, un mot qui n’a pas de traduction exacte en catalan. Gala Tomaixevska était l’étoile autour de laquelle nous gravitions, comme cinq satellites. Des quatre garçons, il y en avait un, l’adonis du groupe, dont la pauvre Gala était follement amoureuse. Il s’appelait Philippe et sa perfection physique et son charme, unis à son insouciance naturelle, le destinaient fatalement à une prostitution presque inéluctable. Il ne pouvait rien y faire. Les femmes – et les hommes aussi – le poursuivaient inlassablement et se le disputaient avec fureur, Gala la première. J’ignore à quel point le beau Philippe correspondait à l’amour de la princesse. Je sais seulement qu’il la plaqua pour une chansonnière française du Kursaal.

Girona: Diputació de Girona, 2013


Sous le titre de Six épaves, le roman fut présenté à un éditeur genevois qui le qualifia de « roman à scandale ». Furieuse, je l’enfouis dans une valise et il y reste encore. Qui sera le dénicheur qui le dénichera ? Le dénicheur qui le dénichera, bon dénicheur sera. Quelques années plus tard, un autre roman inspiré des personnages genevois de cette même époque, mais déjà pensé et écrit en catalan, subit lui aussi le même refus et fut également traité de « roman à scandale » par plus d’un éditeur barcelonais. Cette tendance à se scandaliser, aussi bien chez les Suisses que chez les Catalans, me fait soupçonner qu’aussi bien les uns que les autres s’y voient plus ou moins reflétés. Ils ne supportent pas qu’une pauvre écrivaillonne dévoile leurs petits secrets.

Ma relation avec la Tomaixevska s’étiola, non pas faute d’une amitié et d’une compréhension mutuelles, mais à cause de la maigre rentabilité alimentaire de l’une des parties contractantes. Travailler toute la journée pour se payer un bon repas pouvait valoir la peine. Être occupée toute la journée pour quelques morceaux de tomate et quelques feuilles de salade, non. Gala Tomaixevska se montra compréhensive.

Girona: Diputació de Girona, 2013

L’activité littéraire d’Aurora durant sa deuxième étape genevoise, celle de l’exil, peut se résumer dans les extraits suivants dont le dernier, en français, appartient à son roman inédit Six épaves, qui se passe à Genève.


Noircir des pages que je déchirais immédiatement. Me battre littérairement avec les personnages de mon roman Six épaves. Je ne me souciais guère du reste.

Tout cela se passait au début du mois de décembre 1941, quand l’Europe vivait l’époque la plus difficile de la Seconde Guerre mondiale.

Girona: Diputació de Girona, 2013


Cet hiver-là, il s’était produit un événement important pour moi : la publication de mon oeuvre Fenua Tahiti, éditée par la maison Delachaux et Niestlé. Le texte en français était de Mesdames De Montmollin et Des Gouttes, mais j’y avais ajouté quelques chapitres inédits. Pour fêter ça, les De Montmollin avaient organisé un dîner d’amis où, je crois me souvenir, allaient assister Ventura Gassol, Charles Ould et l’illustrateur du livre, Marcel North. Le jardinier en chef avait garni personnellement la table de fleurs et de bougies. Comme tout ce que faisait cet homme, jardinièrement génial, c’était une oeuvre d’art. Pendant le repas, tout le monde leva son verre en mon honneur et à la santé de ma future célébrité comme auteure en langue française. À l’époque, je collaborais littérairement avec Suisse contemporaine où l’un de mes récits avait été publié à côté de textes signés par deux de mes professeurs à l’université de Genève.

La Semaine littéraire de Genève venait de publier, à son tour, mon histoire Noël sous les Tropiques illustrée d’un très joli dessin de Grobéty et ma collaboration avec La Gazette de Lausanne avait l’air de bien marcher, elle aussi. Quant à mon roman Six épaves, il dormait pour l’instant dans une chemise en attendant la fin de la guerre pour chercher fortune à Paris. Selon un éditeur local, Genève, la ville éditoriale la plus libre de la Suisse romande, se voyait « trop » reflétée dans certains de mes personnages.

Fons Bertrana de la Universitat de Girona, 06 de d'abril de 2018


Un lourd paquet dans les bras, Soledad Pérez traversait lentement le jardin des Bastions. À la hauteur de l’Université, elle vit un banc vide, y déposa sa charge, s’y laissa choir avec un soupir de soulagement. Elle essuya la sueur de son front et de ses joues, regarda navrée les marques rouges imprimées par le lourd paquet sur la peau de ses bras.

À l’ombre légère des arbres, par ci et par là le long de l’allée, des jeunes mères tricotaient près des pousse-pousse vides. Des enfants gras et roses jouaient sur le gravier. Un vieux couple passait en se donnant le bras, un sourire enfantin sur leurs rides. Des étudiants, la serviette bourrée de livres, quittaient l’allée principale se dirigeant vers la bibliothèque universitaire.